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Rétention informationnelle
La culture de la rétention d'information au Maroc : un frein au progrès ?

RETENTION DINFORMATION

Au Maroc, la connaissance est souvent perçue comme un bien personnel plutôt qu’une ressource partagée—une vision qui influence profondément les interactions quotidiennes, que ce soit à l’université ou en entreprise. Pour de nombreux étudiants qui ont déjà demandé des notes de cours à leurs camarades sans succès, ou pour des employés confrontés à des collègues qui retiennent volontairement des informations essentielles, ce phénomène n’est que trop familier. C’est une culture où l’information est synonyme de pouvoir, et où la garder pour soi semble parfois être la meilleure stratégie.

Mais que se passe-t-il lorsque cette mentalité devient la norme ? Lorsque les établissements d’enseignement supérieur valorisent la compétition au détriment de la collaboration, que les entreprises souffrent d’un manque d’échange d’informations, et que les administrations publiques sont critiquées pour leur manque de transparence ? Les conséquences sont profondes : une innovation ralentie, une perte de confiance, et un développement national entravé. À une époque où la circulation de l’information est un levier de développement économique, de progrès éducatif et de participation citoyenne, la réticence du Maroc à adopter une culture de partage constitue un véritable obstacle. Cet article examine les racines de ce phénomène culturel, ses manifestations dans différents secteurs, et les approches possibles pour favoriser une société plus ouverte et collaborative.

Contexte historique et culturel

La culture de rétention d'information au Maroc trouve ses racines dans l’histoire. Pendant des siècles, l’accès au savoir était contrôlé par des érudits religieux, des chefs tribaux et des familles influentes, qui considéraient la connaissance comme une source de pouvoir. Ce modèle a instauré une logique de transmission sélective du savoir, limité à des cercles privilégiés pour maintenir leur influence (Eickelman, 1985 ; Geertz, 1968).

Cette logique s’est prolongée durant la période coloniale, lorsque les administrations française et espagnole ont restreint l’accès à l’éducation et à l’information à une élite restreinte, laissant la majorité de la population dans l’ignorance (Burke, 1976 ; Pennell, 2000 ; Rivet, 2012). Après l’indépendance, ces pratiques se sont perpétuées à travers des structures administratives fermées, où la maîtrise de l’information restait un outil de contrôle (Segalla, 2009).

Les comportements sociaux ont également joué un rôle. À l’école, les élèves hésitent à partager leurs notes par peur de perdre un avantage compétitif ; dans le monde du travail, les employés retiennent les informations pour protéger leur poste (Hart, 1976 ; Gellner, 1969). Poser des questions peut même être perçu comme une faiblesse.

Cela a contribué à créer un climat de méfiance généralisée, où beaucoup de citoyens pensent que les autorités dissimulent volontairement des faits, ce qui alimente les théories du complot. À l’ère numérique, cette tendance est amplifiée par les demi-vérités diffusées sur les réseaux sociaux. Pourtant, cette spirale n’est pas irréversible. Une culture de transparence est possible à condition d’un effort collectif des institutions, des éducateurs, des professionnels et des citoyens.

Manifestations dans la société contemporaine

Pour mieux comprendre l’étendue de ce phénomène, nous avons mené une enquête en ligne auprès de plus de 30 personnes issues de différents profils : étudiants, salariés, entrepreneurs et personnes sans emploi. Le questionnaire a été diffusé à travers des réseaux universitaires et professionnels. Nous avons recueilli des témoignages directs sur les causes perçues de ce comportement, son impact au quotidien, et les attitudes face à la collaboration.

Enseignement supérieur

Parmi les étudiants interrogés, plus de 90 % ont affirmé avoir déjà été confrontés à un refus de partage de notes ou de ressources. Les principales raisons évoquées : le manque de confiance, la peur d’être dépassé, et un ancrage culturel du secret. Ces réponses confirment une ambiance compétitive et individualiste, peu favorable à l’entraide.

Près de 80 % estiment que cette rétention nuit fortement ou modérément à la réussite académique, en réduisant les opportunités de recherche collaborative et le développement des compétences en travail d’équipe. Environ 75 % indiquent également que cela affaiblit l’esprit de communauté universitaire. Ces résultats rejoignent les conclusions d’études internationales, notamment celle d’Internews (2023), qui montrent que la rétention d’information nuit aux performances et aux soft skills.

Environnements professionnels

Les répondants issus du secteur privé ont confirmé la persistance de ce comportement dans le monde professionnel. Sur 13 salariés interrogés, 10 ont déclaré avoir observé des collègues retenir volontairement des informations, notamment lors de changements organisationnels ou dans le cadre de promotions. Les principales motivations évoquées : la peur du licenciement, le désir de garder le contrôle, et l’absence de culture organisationnelle favorisant le partage.

Cette attitude génère une baisse de productivité, ralentit l’innovation, et crée une atmosphère de méfiance. Certains entrepreneurs ont souligné que cela complique l’intégration des nouveaux employés et nuit à la prise de décision. Ces observations rejoignent la littérature sur l’innovation qui insiste sur l’importance d’un flux d’information fluide (Nonaka & Takeuchi, 1995).

Transparence du secteur public

L’enquête a révélé une forte méfiance à l’égard de la transparence gouvernementale. Environ 85 % des répondants ont exprimé leur scepticisme face à la publication partielle ou tardive d’informations, notamment en matière de budget, d’emploi, de santé publique et de décisions politiques. Les agents du secteur public interrogés ont également reconnu que l’accès à l’information est souvent restreint, voire manipulé.

Comme l’écrit Anas Ammar dans The Matrix Reloaded : « L’accès libre à l’information publique n’est pas un luxe réservé aux démocraties stables. C’est une condition pour les rendre stables » (Ammar, 2023).

Un témoignage marquant d’un agent public illustre ce problème : « Les recherches scientifiques réalisées par les étudiants dans nos instituts sont enfermées dans des bibliothèques. Une numérisation et un accès ouvert redonneraient à ces travaux leur vraie valeur. »

Changer la culture — mais à quel prix ?

Même si cette culture semble profondément enracinée, des signes de changement émergent. Des réformes éducatives, des initiatives citoyennes, et des efforts gouvernementaux dessinent une nouvelle trajectoire.

La Fondation Friedrich Naumann pour la Liberté (FNF) a soutenu des projets favorisant la participation civique, la littératie numérique et la transparence. Par ailleurs, la loi 31-13 sur le droit d’accès à l’information, en vigueur depuis 2020, constitue une avancée majeure. Des plateformes comme data.gov.ma offrent progressivement un accès à des données publiques.

Les universités commencent à mettre en place des plateformes de partage de mémoires et de thèses, tandis que certaines entreprises adoptent des pratiques comme les « journées de partage » ou les ateliers collaboratifs. Ces exemples montrent que le changement est possible quand les institutions, les incitations, et les valeurs sont alignées.

Partager, c’est construire

La culture du secret au Maroc a des origines historiques et sociales profondes, mais elle n’est pas immuable. Nos résultats montrent que beaucoup de Marocains en perçoivent les dangers et sont prêts à changer.

Pour y parvenir :
• Les autorités publiques doivent renforcer la mise en œuvre de la loi sur l’accès à l’information.
• Les établissements scolaires doivent enseigner la coopération plutôt que la compétition.
• Les entreprises doivent valoriser la transparence au même titre que les résultats.
• Les citoyens doivent comprendre que partager leur savoir n’est pas une faiblesse, mais une force.

En tant que stagiaire à la FNF, j’ai appris que défendre la liberté, ce n’est pas seulement voter ou militer : c’est aussi transformer notre rapport à la connaissance. Le vrai changement commence quand on cesse de se demander « que puis-je garder ? » pour poser la question : « Que puis-je transmettre ? »

References:

Burke, E. (1976). The Ethnographic State: France and the Invention of Moroccan Islam. University of California Press.

Eickelman, D. F. (1985). Knowledge and Power in Morocco: The Education of a Twentieth-Century Notable. Princeton University Press.

Friedrich Naumann Foundation for Freedom. (2025, February 3). Data Geopolitics: The Matrix Reloaded. Retrieved from https://www.freiheit.org/morocco/matrix-reloaded

Gellner, E. (1969). Saints of the Atlas. University of Chicago Press.

Geertz, C. (1968). Islam Observed: Religious Development in Morocco and Indonesia. University of Chicago Press.

Hart, D. M. (1976). The Aith Waryaghar of the Moroccan Rif: An Ethnography and History. University of Arizona Press.

Internews. (2023, December 28). The Space Between Us: Trust, Communication, and Collaboration Between Media and Humanitarian Organizations in Public Health Emergencies. Retrieved from https://internews.org/resource/the-space-between-us-trust-communication-and-collaboration-between-media-and-humanitarian-organizations-in-public-health-emergencies/

Nonaka, I., & Takeuchi, H. (1995). The Knowledge-Creating Company: How Japanese Companies Create the Dynamics of Innovation. Oxford University Press.

Pennell, C. R. (2000). Morocco: From Empire to Independence. Oneworld Publications.

Rivet, D. (2012). Le Maroc de Lyautey à Mohammed V: Le double visage du protectorat. Denoël.

Transparency Maroc. (2021). Mise en œuvre de la loi 31-13 sur l’accès à l’information au Maroc. Retrieved from https://transparencymaroc.ma/memorandum-au-sujet-des-priorites-de-la-lutte-contre-la-corruption-adresse-au-chef-du-gouvernement/

World Bank. (2022). Access to Information: Why Transparency Matters. Retrieved from https://www.worldbank.org/en/access-to-information/overview